Entretien avec Nicolas Floc’h

Pascal Neveux, directeur du Frac. Marseille, février 2020

Paru en septembre 2020 dans Ce même monde no. 5.

Nicolas Floc’h, La Couleur de l’eau, vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.
© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.
Nicolas Floc’h, La Couleur de l’eau, vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.
© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.

Pascal Neveux  : Nicolas, pourrais-tu nous préciser comment s’inscrit cette étape dans le sud de la France, et plus particulièrement cette aventure marseillaise, dans le contexte du projet global que tu développes depuis plusieurs années autour des paysages sous-marins ?

Nicolas Floc’h : J’ai amorcé en 2010 ce travail sur le milieu sous-marin et notamment sur les récifs artificiels, les habitats marins immergés. Les Structures productives acquises par le Frac en 2013 concernent par extension les habitats naturels, les « paysages productifs » : le fond, les algues, les coraux, les roches, la surface et bien sûr l’habitat principal que constitue la colonne d’eau, c’est-à-dire les masses d’eau peuplées de micro-organismes constituant la base du vivant dans les océans. L’ensemble de ces habitats va former le paysage, ce qui est sous l’étendue du regard. Entre 2010 et 2015, j’ai travaillé presque exclusivement sur les récifs artificiels, puis j’ai commencé à m’intéresser à la représentation des paysages naturels en faisant le constat que le paysage est quasiment non considéré, non représenté dans l’image sous-marine, ou en tout cas qu’il n’en constitue pas le sujet. J’observe depuis longtemps la transformation spectaculaire de ces paysages et, pour moi, les montrer c’est aussi constituer un référent. Plusieurs expériences ont été déterminantes dans la construction de ce projet : le travail sur la couleur de l’eau avec la station marine de Wimereux depuis 2016, puis la résidence sur la goélette Tara en 2017, en dehors bien sûr de l’observation des lieux où je plonge depuis toujours, les côtes bretonnes. Durant l’expédition sur Tara, on étudiait essentiellement le réchauffement climatique et l’acidification des océans. J’ai ainsi pu mieux comprendre les transformations des paysages dues à plusieurs facteurs évoqués précédemment, mais aussi à des pressions diverses, des déplacements d’espèces, des pollutions, des changements naturels. Cette résidence à bord de la goélette Tara m’a permis de mettre en perspective de manière globale un territoire local. Le projet Invisible dans les calanques s’inscrit dans cette dynamique. En résidence en 2018 à la Fondation Camargo, j’ai travaillé sur la partie sous-marine du parc national des Calanques et je me suis rendu compte que ce territoire était certes grand, mais aussi suffisamment petit pour que je puisse longer l’ensemble du trait de côte, soit 162 km, et établir un état zéro des paysages entre lasurface et – 30 m.

P. N. À ce niveau-là, pourrais-tu justement préciser comment tu opères sur ces expéditions ?

N. F. Les questions pratiques sont toujours complexes avec l’océan : on peut prévoir des choses mais on ne peut savoir si elles se passeront comme prévu à cause de la météo ou encore d’autres paramètres. Il faut être organisé, réactif et souple à la fois. Dans les calanques, en dehors des premières plongées bouteilles avec les scientifiques et les agents du parc national, je travaillais avec un petit bateau pneumatique de 4,20 m, souvent seul mais essayant autant que possible d’être accompagné d’une personne pour la sécurité et pour limiter les allers-retours. Contrairement aux équipes scientifiques, les choses s’organisent avec les moyens du bord. Je reste dans mon économie d’artiste, avec toute la liberté, l’indépendance, la flexibilité mais aussi avec des moyens plus limités. Pour Initium Maris, en Bretagne, j’ai transformé en base d’expédition un bateau de 30 pieds, un Fisher 30, qui est mon atelier. Ce projet est porté par Artconnexion, financé par la Fondation de France dans le cadre du programme « Les futurs des mondes du littoral et de la mer », et développé en collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle, l’Ifremer et les universités de Lille et Tsukuba (Japon). Pour La Couleur de l’eau, je travaille avec les équipes de l’ULCO-station marine de Wimereux et la Nasa depuis mon bateau, où je rejoins des expéditions scientifiques comme celle à laquelle je participerai en septembre avec le Celtic Explorer en Arctique. Selon les lieux où j’interviens, je peux plonger avec des bouteilles jusqu’à 30 m en moyenne ou en apnée jusqu’à 12-15 m maximum. Dans les calanques, la visibilité est très bonne, donc en me plaçant au milieu de la masse d’eau j’ai suffisamment de vision, la plupart du temps, je n’ai pas besoin de bouteilles, cela me permet de rester plus longtemps dans l’eau, jusqu’à quatre heures par jour. En Bretagne, j’utilise l’annexe du bateau pour l’apnée, je rejoins aussi des équipes scientifiques ou des plongeurs autonomes pour les plongées bouteilles. Pour La Couleur de l’eau, les premières images ont été prises en plongée. Pour celles réalisées à partir du nouveau protocole que nous mettons en place avec Hubert Loisel et la station marine de Wimereux, j’immerge uniquement le système de prise de vue qui peut descendre ainsi jusqu’à 100 m. Ces nouvelles photographies seront mises en parallèle par les chercheurs avec des images satellites et des mesures dans la colonne d’eau. Elles apporteront un élément complémentaire d’analyse.

Nicolas Floc’h, Invisible (détail), vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.
© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.

P. N. Comment opères-tu le choix des photographies que tu vas retenir dans ton corpus ? As-tu un protocole établi ? Un nombre de prises de vue que tu réalises sur un seul et même site ? Est-ce que tu les envisages par rapport aux photographies produites précédemment ?

N. F. J’ai un protocole général de prise de vue depuis 2011. Je photographie systématiquement au grand angle, en lumière naturelle. Je ne cherche ni les poissons ni les plongeurs sur mes images, je veux montrer ce qui s’étend sous le regard. Dans les calanques, je prends des photographies à intervalles réguliers, systématiquement tous les 10 m, pour avoir une lecture du trait de côte, un inventaire des paysages, mais si je vois un site qui m’intéresse plus particulièrement, je m’y attarde. Il y a des choix photographiques tout au long de la prise de vue et autant de choix au moment de la sélection des images. Ce travail de tri est essentiel et complexe car le long de ce parcours de 162 km effectué à la palme, j’ai réalisé 30 000 images, ce qui est énorme ! Pour les chercheurs qui s’y intéresseront dans dix ou vingt ans, il n’y en aura jamais trop pour une zone donnée. Extraire 80 images pour l’exposition Paysages productifs au Frac est extrêmement difficile. Je ne veux ni ne peux tout raconter depuis cette série, ce n’est pas une illustration de toutes mes observations, mais plutôt une synthèse des grandes tendances. Je fais des choix de monstration déterminés par la structure du projet lui-même, par des questions plastiques, mais aussi par le lieu où il est exposé ou le type de publication.

P. N. Je pense qu’il est important effectivement de bien souligner que tu n’es pas dans une démarche d’illustration de paysages sous-marins qui serait vraiment perçue uniquement dans un intérêt de la communauté scientifique, à venir nourrir un travail de recherche. Bien évidemment il y a des passerelles, des intérêts communs et des croisements extrêmement riches et intéressants avec la communauté scientifique, mais on est avant tout dans une démarche artistique. Cette démarche amène justement à travailler sur la mise en espace de ces photographies, sur leurs dimensions plastiques très fortes qui convoquent d’autres référents, ceux de l’art contemporain, de l’histoire de la photographie et, comme tu l’évoquais, ceux de l’iconographie collective qui relève plus de documentaires de Cousteau ou des films de Jean Painlevé, avec cette dimension plus artistique. Là on est sur une approche de la photographie qui vient complètement nourrir de façon singulière la question du paysage sous-marin et qui trouve des correspondances et des racines avec des photographes, qui ne sont pas des photographes du monde sous-marin, mais qui peuvent être des photographes dans d’autres domaines.

N. F. Oui, et cela nous renvoie à l’histoire de la photographie terrestre. L’histoire de la photographie en général finalement est majoritairement terrestre. La photographie de paysage commence en noir et blanc et je pense évidemment aux photographes américains comme Timothy O’Sullivan, William Henry Jackson et aux missions Hayden ou Wheeler qui ont permis la découverte d’un ailleurs, de territoires jusque-là inaccessibles au plus grand nombre et abouti à la création des premiers parcs nationaux. Dans le parc national des Calanques, on retrouve sous l’eau ce côté sublime des paysages et des grands espaces mais on rencontre aussi la dimension dramatique d’autres époques de la photographie, comme celle présente dans les images des photographes de la Grande Dépression, qui entrent en résonance avec les pressions anthropiques exercées sur le paysage, l’effondrement de la biodiversité et les questions écologiques. La représentation convoque donc dans une même image un ensemble d’époques et de recherches photographiques appartenant à un vocabulaire terrestre qui n’a été que très peu transposé, adapté ou étendu au milieu sous-marin. On accède ainsi à de nouveaux paysages dont la diversité est étonnante. Dans les calanques, on est face à un environnement minéral, on peut penser à certaines images de l’espace, des images d’astéroïdes, de la Lune. Le noir et blanc permet une approche plus uniforme de la multiplicité des paysages ; par le noir et blanc, l’imaginaire nous renvoie à la fois à un espace indéfini mais aussi à un espace plus familier. On ne sait plus où l’on est, si on se trouve sous l’eau ou dans un environnement nocturne, désertique ou luxuriant, on évacue l’exotisme qu’apporte la couleur. Paradoxalement, on est plus proche d’une vraie lecture de l’espace sous-marin puisque quand on plonge, tout est relativement monochrome. L’image sous-marine qu’on nous donne à voir est souvent une image éclairée artificiellement, qui révèle des couleurs que l’oeil ne perçoit pas sans cet éclairage artificiel. Je montre des images sous-marines de la couleur de l’eau dès le début des années 2000. En 2005 dans la publication parue chez Roma, il y a déjà des Underwater Monochrome. La rencontre en 2016 avec Hubert Loisel et les chercheurs de la station marine de Wimereux me permet de cristalliser les choses, de trouver la formulation plastique que je cherchais. Cette lecture de l’espace est nourrie par l’histoire de l’art, celle de la peinture monochrome, et des installations immersives – on peut citer Yves Klein, Ann Veronica Janssens, James Turrell... –, c’est aussi cela qui me permet de regarder la masse d’eau et de trouver un intérêt à ne photographier que cette masse d’eau. Ce travail photographique et plastique sur la couleur est en même temps en lien avec la réalité de notre monde aujourd’hui en 2020 et donne une autre lecture de phénomènes tels que le cycle du carbone, la régulation du climat corrélé à la base du vivant dans les océans, le phytoplancton déterminant la couleur. La science permet d’affiner cette compréhension de la couleur qui n’est pas que picturale, formelle ou plastique. C’est une image visuellement abstraite mais fondamentalement concrète, une synthèse et, quelque part, une illustration figurant de grands enjeux de notre société. On le voit très bien sur les images que j’ai pu faire à Cortiou, qui sont des tests pour le nouveau protocole de prise de vue que nous mettons en place avec Hubert Loisel : le résultat formalise une coupe dans la masse d’eau entre Cortiou et Riou, donc en plein coeur du parc national des Calanques. On évolue progressivement d’un vert fluo à ce bleu emblématique de la Méditerranée sur l’équivalent de 3 milles nautiques (5,5 km). Ce vert caractéristique de nombreuses zones côtières comme celles de la Manche et des eaux riches du nord n’est pas ici provoqué par des phénomènes naturels mais par les pressions anthropiques.

P. N. Tu apportes avec ton travail une approche singulière sur les questions esthétiques et artistiques qui traversent l’histoire de l’art que sont la lumière ou l’aventure du monochrome. Avec cette particularité que tu travailles avec la masse d’eau qui est avant tout un espace habité, vivant en évolution permanente, en mouvement. C’est dans cette masse d’eau que tu construis ta déambulation et organises tes prises de vue en suivant un protocole strict. Ce suivi de trait de côte, nous allons le découvrir avec l’installation que tu proposes au Frac, invitant le visiteur à se déplacer et à appréhender cette masse d’eau comme un espace sensible, immersif, offrant de multiples points de vue. C’est aussi tout l’intérêt de cette première commande publique à l’initiative du ministère de la Culture de travailler sur les paysages sous-marins du parc des Calanques, car curieusement c’est une approche tout à fait pionnière, qui nous révèle des territoires qui aujourd’hui encore ont été très peu représentés et encore moins dans le champ artistique. Comment as-tu appréhendé cette commande au croisement de champs de recherche à la fois artistique et scientifique ?

N. F. En effet, cela s’inscrit dans une démarche et une dynamique artistiques, et je suis très heureux qu’avec les nombreux partenaires du projet à Marseille, à Cassis et en région, nous ayons réussi à faire en sorte que le projet Invisible aboutisse à une commande publique qui permet au livre d’exister, mais permet aussi de déployer le projet sur le territoire avec un ensemble de tirages originaux placés dans des lieux publics. Au-delà de ces éléments matériels, Invisible n’aurait pas pu être réalisé dans son ensemble sans le soutien du ministère de la Culture dans le contexte particulier de cette commande qui concerne également un patrimoine naturel que l’on vient révéler et non une nouvelle construction que l’on place dans l’espace public. Cette presque « dématérialisation » de l’objet de la commande me paraît essentielle aujourd’hui. C’est une des dimensions qui m’intéressent beaucoup et sans doute l’endroit où ma pratique de sculpture et ma pratique performative rejoignent ma pratique photographique. Parfois révéler l’existant plutôt que de construire, arpenter pour représenter l’expérience de l’espace, pour regarder. Invisible rassemble en ce sens des catégories multiples de l’art... Le travail vient aussi ouvrir d’autres espaces pour la communauté scientifique ou des personnes travaillant sur la conservation de la nature. Je ne vais pas prendre un travail scientifique et l’illustrer, je construis un travail artistique de représentation de la biosphère, de la biodiversité et de ses interactions. La série s’appelle Paysages productifs et est en relation avec la productivité des milieux.

Nicolas Floc’h, Initium Maris, vue de l’exposition Nicolas Floc’h, Paysages productifs, 2020.
© ADAGP, Paris, 2020. Crédit photo photo Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur / Laurent Lecat.

Avec Paysages productifs, le volet Bretagne s’appelle Initium Maris, le début de la mer, qui vient s’inscrire dans la continuité de la fin de la terre, le Finistère, extrême ouest de la Bretagne. On se définit toujours par rapport à la terre et la mer est pour beaucoup un plan d’eau. Dessous, c’est l’endroit où tout disparaît. En réalité il y a en moyenne 3 800 m de profondeur, c’est la quasi-totalité du volume d’habitats disponibles sur la planète pour les espèces, pourtant on ne le connaît pas, on ne le considère pas. La zone que j’explore, jusqu’à 30 m, est la zone la plus connue, car relativement accessible en plongée avec ou sans bouteilles. Des scientifiques, des biologistes l’ont explorée. Beaucoup d’images ont été tournées mais on l’a très peu questionnée, on l’a très peu regardée autrement qu’avec le regard du scientifique, autrement que comme un décor d’environnement extrême, donc on l’a peu investie avec la complexité des pratiques artistiques et théoriques contemporaines. Les pratiques sonores et cinématographiques ont sans doute davantage exploré ces espaces, mais l’image fixe, dans sa diversité contemporaine, reste manquante. Le livre comme l’exposition au Frac montrent le commun, le paysage principal de la zone photique (là où il y a de la lumière). On y voit une étendue de sable toute simple, des roches, des algues, parfois des forêts. La diversité, la richesse de cet environnement très particulier fait de variations de densité, de variations de lumière, d’espace fluide, apparaît dans les images. En Méditerranée, jusqu’à 15 m de profondeur, on voit encore la surface, on a ce miroir au-dessus qui va parfois refléter le paysage, être irisé, traversé par les rayons du soleil, et va créer une complexité dans le paysage. On est dans un environnement complètement différent qui est évidemment, pour un photographe, un plasticien ou un artiste en général, un endroit absolument fascinant à explorer.

P. N. D’autant plus dans un contexte mondialisé de prise de conscience des problématiques de réchauffement climatique, environnementales, écologiques, de responsabilité sociétale. On voit combien l’implication des artistes dans cette réflexion, au-delà des problématiques d’Anthropocène, sont fondamentales aujourd’hui et surtout, au-delà du monde de la recherche, une entrée pour prendre conscience et pouvoir analyser et produire de façon artistique un regard nouveau sur cet environnement sous-marin qui nous est commun.