
Nous avons perdu la véritable vision de notre être, trafiquant, polissant, arrangeant notre image photographique au gré des filtres d’une technologie toujours plus avancée et plus accessible. Nous sommes devenus les créateurs de nous-mêmes, inventeurs fous d’un visage et d’un corps qui n’existent pas. Esclaves de nos fantasmes, préférant le mensonge à la vérité, nous « trahissons » aussi l’objectif de nos appareils : la scène qu’il capture sera remodelée autant de fois qu’il le faudra pour satisfaire l’idée fausse que nous nous faisons du monde, reniant ce qu’il est en vrai et donc ce que nous sommes. Admirant nos visages parfaits dans le miroir de nos écrans téléphoniques, nous sommes devenus nos propres idoles. Plus de chair originelle, plus de défaut, plus d’accident, notre obsession de la perfection est à l’inverse de l’amour. La reconstruction d’une image renvoie à la haine de soi. L’histoire est réécrite à l’infini. Nous participons à notre propre effacement, chaque nouveau selfie annulant le précédent. Nous avons cru nous rendre meilleurs ou plus acceptables, alors que nos images démultipliées, retravaillées portent en elles une dimension monstrueuse, en déformant le réel, elles ont déformé notre humanité. Nous étions des sujets nous sommes devenus des objets. Quelques années nous séparent de l’autre pratique de la photographie, pratique innocente et amoureuse, libre et émouvante, pratique d’un autre temps qu’il faudrait retrouver pour NOUS retrouver. Nous apparaissions sur l’image tels que nous étions dans la réalité, nus dans nos doutes, nus dans nos solitudes, nus dans nos troubles, nus dans nos vacillements. Les corps et les visages révélaient l’être intérieur, ses mystères, sa complexité, ses parts d’ombre et de lumière et ses sublimes vertiges qui nous rendent si particuliers. Même floue, cette photographie captait l’invisible, le figeait, rapportait ce que l’on ne désire plus voir, ce que nous ne sommes plus capables de reconnaître, ce que nous refusons d’admirer : notre part étrange et indomptable. Nous avons voulu devenir des dieux et des déesses, redevenons des hommes et des femmes qui trébuchent, tombent et se relèvent. Ce temps qui nous semble lointain et qui est pourtant si proche, rapporte combien nous sommes uniques et non interchangeables, il est le témoin et la mémoire de la seule beauté qui existe : la beauté en désordre, celle de la vie qui court et que nul ne peut contraindre.
Nina Bouraoui, janvier 2022