Katia Kameli, Elle a allumé le vif du passé

Entretien entre Eva Barois De Caevel, commissaire de l’exposition et Katia Kameli. Marseille, novembre 2020

Paru en mai 2021 dans Ce même monde no. 6.

Eva Barois De Caevel : Est-ce que tu peux commencer par me parler de la genèse du Roman algérien, aujourd’hui, un ensemble de trois films, qui sera présenté au plateau 1 lors de ton exposition monographique Elle a allumé le vif du passé au Frac ?

Katia Kameli : Le point de départ, c’est un kiosque sauvage à Alger. Je l’observe depuis des années. Il est situé dans une artère principale, près de la grande Poste, de cafés où je peux donner des rendez-vous, il est partie prenante de mes circulations dans la ville. Il faut bien comprendre qu’il y a peu de tourisme en Algérie depuis les années 1990 en dehors des binationaux l’été. Alors, je m’interrogeais : à qui était dédié ce lieu, qui s’est d’ailleurs développé au cours du temps, à qui était-il adressé ? Farouk, le propriétaire, installe ce kiosque quotidiennement sur les grilles de la Banque nationale d’Algérie. Il vend des images, des cartes postales de la période coloniale, des originaux, mais aussi des copies. Des photographies imprimées en noir et blanc, surtout de personnalités politiques, qui soit sont très connues et algériennes – Houari Boumédiène, Abdelaziz Bouteflika, Chadli Bendjedid – soit sont passées par l’Algérie et représentent des moments importants de l’histoire algérienne. On retrouve notamment les visages de l’Alger révolutionnaire, qui accueillait les indépendantistes, les visages d’un certain âge d’or, et notamment Frantz Fanon, Che Guevara, certains membres des Black Panthers. Farouk n’est pas le propriétaire d’un lieu : il vient chaque matin avec ses boîtes d’images, achève son installation en deux ou trois heures, tel qu’Aby Warburg et son Atlas mnémosyne, il installe une cartographie mémorielle avec ses boîtes d’archives pour recomposer une histoire occultée.
L’Algérie est un pays où il y a peu de confrontation à l’image, peu de musées, où l’accès aux archives est quasi impossible et où la religion rend parfois les questions d’images conflictuelles, et puis il y a ce kiosque, dans l’espace public. Je me demandais donc comment ce commerce particulier était interprété par les Algérien·ne·s. Et puis j’ai été invitée par Zahia Rahmani à l’occasion de l’exposition Made in Algeria qui a eu lieu en 2016 au Mucem. C’était une réflexion sur la colonisation du territoire algérien par l’image et par la cartographie, alors j’ai eu envie de mener à bien un travail à partir de ce kiosque, travail qui est devenu un film, puis trois films.

Eva Barois De Caevel : Ces trois chapitres du Roman algérien sont assez différents. Comment s’est passé le travail entre ces films ? Savais-tu que tu allais en faire trois lorsque tu as tourné le chapitre 1 ? Pourquoi poursuivre ta réflexion de cette manière entre 2016, 2017 et 2019 ?

Katia Kameli, le Roman algérien - chap. 1,
2016, vidéo HD, 16 min. 35 s.
© Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2021.


Katia Kameli : Alors que je montais le premier volet, j’ai compris que j’allais poursuivre car il y avait tellement de données et de strates à développer. Le titre le Roman algérien, suggère qu’on est parti·e·s pour un long process, c’est un titre ambitieux, mais il me semblait que ça indiquait ma relation à l’histoire. Cependant, le premier chapitre du Roman algérien n’a pas été conçu dans l’idée d’une suite, ma manière de travailler a davantage relevé de la dérive, j’ai visualisé des possibilités, certaines m’ont conduite quelque part.
J’imagine dans un premier temps des processus, puis j’observe s’ils peuvent se mettre en place ou non : j’avais envie de pouvoir tourner devant le kiosque, d’interroger plusieurs personnes, et notamment des historien·ne·s qui vivraient sur place. J’ai tout d’abord sollicité Malika Rahal, il ne lui était plus possible de venir dans la temporalité. J’ai songé à Daho Djerbal qui m’a répondu rapidement, il ne souhaitait pas intervenir devant le kiosque mais il était heureux d’échanger avec moi. J’ai aussi contacté des personnalités ayant une réflexion sur l’image comme Samir Toumi – j’avais lu son roman, Alger le cri, où il décrit le kiosque en quelques lignes – ou Wassyla Tamzali qui projetait d’ouvrir un centre d’art à Alger. Et puis enfin, il y a eu les passant·e·s.
Pour tou·te·s, j’étais curieuse de comprendre quel était leur rapport à ce lieu-là. Je voulais créer une polyphonie, plus ou moins aléatoire. C’est un lieu qui laissait certain·e·s sceptiques, désapprobateur·trice·s. Certain·e·s se sentaient même agressé·e·s par ces images, on entend ces réserves dans le film. Pour délier la parole des protagonistes du film, il fallait un·e interlocuteur·trice, j’avais imaginé que ce serait l’historienne, Malika Rahal, mais cela n’a pas été possible, alors j’ai dû endosser ce rôle. J’étais derrière la caméra tout en posant les questions, en plein Alger centre. Malgré nos autorisations, la police venait, les gens s’arrêtaient, commentaient, le dispositif était forcément complexe. Et j’avais peu de temps, peu de budget, une équipe technique pas toujours flamboyante. Les prises sonores et visuelles ont parfois été assez décevantes. Les accidents ont généré la forme, j’ai donc décidé qu’on n’allait pas voir les interlocuteur·trice·s à l’image, mais ça a été un travail colossal de montage. Le dispositif du chapitre 2 du Roman algérien était beaucoup plus simple. Le tournage a eu lieu à Paris, et le film repose beaucoup sur la personne et la figure de Marie-José Mondzain. Le film est organisé autour d’elle, de la projection capturée dans son iris, sur son visage, sur son corps, de son positionnement maîtrisé dans l’espace du cinéma et de son bureau.

Eva Barois De Caevel : Donc un point commun entre ces deux chapitres, déjà, ce sont des rencontres, plus ou moins provoquées ? Tu peux m’en dire plus sur la manière dont se produisent ces rencontres ?

Katia Kameli : C’est vrai que les trois films sont construits sur des rencontres : il y a le collectionneur, mentionné au détour d’une discussion avec Farouk, l’étudiante, que j’ai abordée à la faculté d’histoire d’Alger en organisant un casting sauvage, et puis des passant·e·s accosté·e·s devant le kiosque mais aussi d’autres personnes comme la moudjahidate (combattante), Louisette Ighilahriz que l’on retrouve dans le chapitre 2. Marie-José Mondzain, je l’ai rencontrée après une projection de film, j’avais très envie de travailler avec elle, et je ne savais pas comment l’aborder. C’est une philosophe que j’avais lue, dont je connaissais la pensée, et qui avait nourri mon travail. Lorsque je l’ai rencontrée, elle m’a expliqué qu’elle avait prévu d’aller voir l’exposition au Mucem. Je lui ai dit que cela me ferait plaisir si elle trouvait le temps de m’en faire un retour, ce qu’elle a fait. C’est là qu’a commencé notre conversation. L’idée est venue alors très vite, dès que j’ai compris que mon dispositif l’intéressait et qu’il pourrait y avoir un chapitre 2 avec elle. L’idée de la salle de cinéma est apparue, la manière dont je pouvais capter son regard, j’ai réfléchi avec mon équipe au dispositif que j’allais mettre en place pour faire comprendre, à l’image, son rôle de philosophe des images. J’ai vraiment préparé ce tournage, j’ai lu et relu ses ouvrages.
Quand je m’adresse à quelqu’un·e, je fais toujours des recherches en me demandant ce qui va pouvoir potentiellement être livré. Le concept de l’invu est réapparu au cours de mes lectures préparatoires, l’idée qu’il y aurait deux parties a donc germé assez vite : l’une d’elles était l’image comme projection, l’autre l’image comme écran.

Eva Barois De Caevel : Et le chapitre 3 ?

Katia Kameli : Le chapitre 3 est, au départ, très écrit. Là aussi les choses se sont produites d’abord un peu instinctivement. Après le chapitre 2, j’ai eu envie de faire passer littéralement Marie-José Mondzain à travers l’image. Nous avions entamé une discussion plus intime, sur son rapport à l’Algérie. Et puis les images disposées sur le kiosque soulevaient la question des années 1990, de la béance de la décennie noire, c’est un questionnement qui était apparu lors du montage du premier chapitre déjà. J’avais donc envie d’y revenir, d’autant plus que cette période a certainement influencé ma pratique, et mon désir de documenter est né de cette frustration, de ces images manquantes. Bledi, un scénario possible (2004) ou Nouba (2000) et mes petits films en Super 8 commencés aux Beaux-Arts portaient déjà cette intention. C’était déjà des formes de dérives avec pour interrogation les dix années de guerre civile, qui ont modifié profondément la population algérienne. Lors de mes échanges avec Marie-José Mondzain, j’avais appris que son père avait été peintre en Algérie, j’avais peu de détails sur sa vie privée, et à un moment donné, elle m’a parlé d’une fresque qu’il avait réalisée et dans laquelle elle était représentée enfant. Une partie d’elle était bel et bien restée en Algérie, j’ai cherché cette image, cette fresque, les peintures de son père, qui sont un peu des images manquantes pour elle aussi. J’ai fait beaucoup de recherches pour ce chapitre 3, mon côté féministe voulait que les femmes y soient plus présentes. L’histoire de l’indépendance algérienne, écrite de façon patriarcale, a été largement modifiée par le FLN, plusieurs figures politiques ont été effacées. Et si elle fait référence aux moudjahidates, ces femmes ont disparu du périmètre une fois l’indépendance proclamée. J’ai entamé une recherche sur les femmes artistes et ai découvert le travail de la photographe algérienne Louiza Ammi, et je me suis rendu compte que je connaissais déjà son travail, je l’avais vu dans Liberté, à un moment où j’accédais à très peu d’images de ce qui se passait en Algérie, où l’accès aux images et à l’actualité de l’Algérie était très compliqué. Je trouvais le journal Liberté à Barbès. Pour conclure, j’ai construit le chapitre 3 à partir de ces différentes visions, Marie-José Mondzain qu’on retrouve devant le kiosque, devant les peintures de son père, traversant des lieux importants pour elle, allant à la rencontre de femmes produisant des images et puis tout d’un coup, il s’est passé quelque chose de fabuleux : les jeunes, les hommes, les femmes sont sortis dans la rue, le mouvement du Hirak est né.

Katia Kameli, le Roman algérien - chap. 3, 2019,
vidéo HD, 45 min.
© Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2021.


Eva Barois De Caevel : Comment as-tu vécu le Hirak, depuis la France et l’Algérie, et qu’est-ce que tu as voulu en dire, en faire, dans ton film ?

Katia Kameli : En temps normal, n’importe quels mouvement ou manifestation publics de ce genre auraient été tout de suite désamorcés par l’armée. Je me demandais pourquoi les généraux laissaient faire, à ce moment-là. Tu deviens parano dans ce pays ! Pourquoi est-ce qu’ils laissaient les gens sortir ? Pourquoi maintenant ? Est-ce qu’il s’agissait encore d’une guerre fratricide, ou pour des considérations économiques comme l’exploitation du gaz de schiste dans le sud ? Quoi qu’il en soit, j’y suis allée dès que j’ai pu, j’avais absolument envie d’y être, on avait tous rêvé de ce moment-là et je devais aussi avancer sur la préparation du film. J’avais besoin de vivre ça et mon premier vendredi était complètement dingue, c’est un moment dont je me souviendrai toute ma vie. Il y avait une énergie tellement particulière qui, enfin, réunissait tous les Algérien·ne·s comme si une utopie se réalisait. La jeunesse, que tout le monde pensait apolitisée, les femmes, qui avaient déserté l’espace public, sont sorties dans la rue, c’était une vague humaine incroyable, pendant un an, tous les vendredis, quelque chose d’exceptionnel s’est produit. Le chapitre 3 devait initialement se concentrer sur les années 1990, j’avais prévu de créer une rencontre entre Louiza Ammi et Marie-José Mondzain. Je voulais que Louiza ait la possibilité d’échanger avec quelqu’une qui allait avoir un autre regard sur son travail et qui pourrait l’amener vers la narration de cette période douloureuse et meurtrière. Je voulais évoquer cette décennie, par le biais du travail d’une femme photographe qui a bravé la peur dans un pays où il est extrêmement compliqué de faire des photographies. Et d’un coup, bam, le Hirak est arrivé, il a provoqué dans sa danse un tsunami d’images garni de milliers de drapeaux. Ce symbole de l’unité algérienne a retrouvé son sens. Louiza, qui est toujours photographe pour le journal Liberté, m’a permis de questionner le passé en m’ouvrant une porte vers le présent. Grâce à elle, on sort de l’échange à propos de l’image ou des images, pour suivre quelqu’une qui réalise des images. On sort de l’analyse pour aller dans le réel et sur le terrain. Je me suis beaucoup interrogée sur la manière dont on montre une actualité. J’avais envie de capter ce moment du Hirak, j’ai pris des photos, pour comprendre ce qui se passait, de quelle manière j’allais ensuite pouvoir tourner, comment j’allais faire dans la foule, comment j’allais pouvoir circuler avec ma caméra. Et puis il y a eu des hasards heureux. À l’origine, Marie-José Mondzain ne pouvait pas être présente le vendredi et finalement un retard de visa a prolongé son séjour. Je me demandais si elle accepterait de participer à ces manifestations qui, bien que joyeuses, n’en restaient pas moins des mouvements de foule impressionnants. Mais voilà, c’est comme ça que plusieurs séquences se sont écrites au tournage. J’ai encore complexifié tout ça, parce qu’il y a eu, encore une fois, des rencontres. J’avais souhaité rencontrer différent·e·s acteur·trice·s lié·e·s à l’image lorsque je préparais le film, j’avais cette idée par exemple que Wassyla Tamzali et Marie-José Mondzain, qui avaient échangé par tablettes interposées, se rencontrent dans la réalité. Ça n’a pas été possible pour des raisons de calendrier, mais au cours de mes échanges avec Wassyla Tamzali, Assia Djebar est apparue. Elle a toujours été là, mais elle est arrivée dans le film, en tout cas. Et puis je suis allée à ces réunions de féministes à Alger, en parallèle du Hirak, et c’est là que j’ai rencontré Ibtissem Hattali, la slameuse, que j’ai captée comme un personnage pouvant ajouter beaucoup au film en faisant apparaître, par la voix, par les mots, des images de cette jeunesse qui m’intéresse. Elle habite à Tipasa, une ville un peu sacrée pour moi (j’y ai passé des vacances heureuses), importante pour Marie-José aussi (une ville où elle s’était rendue de manière régulière avec ses parents). C’est la ville du Tombeau de la chrétienne, un endroit fort pour les Algérien·ne·s. Wassyla Tamzali m’a demandé si je savais qu’Assia Djebar était enterrée à Tipasa. Elle jugeait aussi que cette femme n’avait pas été enterrée à la hauteur de ce qu’elle avait apporté à l’Algérie, car c’était une femme qui avait vraiment fabriqué des images pour et de l’Algérie. À ce moment-là, j’ai revu la Nouba des femmes du mont Chenoua et la Zerda d’Assia Djebar et ça m’a replongée d’un coup dans cette histoire d’images manquantes, et j’ai alors eu très envie qu’elle soit présente dans ce troisième chapitre. Wassyla Tamzali devait parler d’elle, et puis ça a finalement été la parole d’Ahmed Bedjaoui, seul protagoniste masculin, mais qui parle d’Assia Djebar de manière très féministe et avec une grande justesse. C’est lui qui a produit la Nouba des femmes du mont Chenoua, il a accompagné ce premier film d’une femme algérienne sur des femmes algériennes, et il avait une connaissance incomparable de ce qu’avait été ce geste et des difficultés qu’elle a dû affronter.

Eva Barois De Caevel : Ça remonte à quand, ta rencontre avec Assia Djebar, alors ?

Katia Kameli : J’avais lu, il y a très longtemps, Femmes d’Alger dans leur appartement, un recueil de nouvelles de Djebar, et à New York, j’avais visité cette exposition incroyable, WACK ! Art and the Feminist Revolution (MoMA PS1, 2008). À l’époque, je n’avais pas vu le film d’Assia Djebar la Nouba des femmes du mont Chenoua en entier, mais j’avais déjà fait un film qui s’appelait la Nouba (2000) et avec WACK !, je l’ai découvert en entier. J’ai été très touchée, notamment parce qu’en France, souvent, on ne savait même pas qu’elle avait fait des films. Et puis son film était présenté dans une exposition remarquable, que j’ai trouvée vraiment importante.

Eva Barois De Caevel : Le titre de l’exposition, Elle a allumé le vif du passé, ce sont des mots de Djebar. Tu peux revenir sur ce choix ?

Katia Kameli : En ce qui concerne le titre de l’exposition, il faut revenir à un livre de Wassyla Tamzali, En attendant Omar Gatlato : regards sur le cinéma algérien, qui contient ce chapitre, consacré au travail d’Assia Djebar, dans lequel est transcrite une chanson qui fait partie de la bande-son de la Nouba des femmes du mont Chenoua, chanson écrite par Assia Djebar. Ce sont des mots qui m’ont énormément touchée. Ibtissem Hattali est devenue la protagoniste du film – personnage féminin qui arrive de Tipasa, avec une nouvelle forme, puisqu’elle fait du slam (ce qui n’a l’air de rien vu d’ici, mais qui est un peu plus complexe et intéressant en Algérie) – en charge de cette chanson. C’était comme essayer de réunir des images, des pensées, en une séquence.

Eva Barois De Caevel : Une autre femme, qui a une place importante dans le Roman, et dans l’exposition au Frac, c’est Louiza Ammi. Tu peux nous parler d’elle, et de ta relation à elle et à son travail ?

Katia Kameli : Louiza Ammi est une photographe estimée par un certain nombre de personnes en Algérie, mais un peu comme pour Assia Djebar – qui l’a lue, qui a vu ses films ? – elle n’est pas forcément reconnue à sa juste mesure, selon moi. Louiza a accumulé un nombre d’images incroyable et les gens la connaissent comme photojournaliste, mais elle fait des images qui sortent de ce carcan. Son travail, c’est le regard d’une femme dans les années 1990, qui se retrouve sur le champ de bataille. C’est un geste qu’elle fait très tôt dans sa vie, ce geste d’aller sur ce terrain et prendre ces photographies. J’avais envie de savoir comment ça s’était passé pour elle, une femme passionnée par son travail, par ses sujets, ce qui se ressent dans la relation qu’elle a avec les personnes qu’elle photographie, dans sa manière de cadrer. C’est quelqu’une qui réfléchit à la puissance des images et à la poésie qu’elle peut apporter dans une image.

Eva Barois De Caevel : Et il y a une photographie d’elle qui sera exposée en tout début de parcours dans ton exposition…

Katia Kameli : Oui, l’image le 17 mars 1997 qui sera exposée au Frac est une image qui questionne le regard, une image qui m’a complètement bouleversée. Elle dit beaucoup de l’Algérie, elle résume beaucoup de strates de l’histoire, il me semble. Il y a une disposition très spécifique du regard dans cette image, avec notamment ce regard d’une femme, caché par la main d’un homme. Lorsque nous avons fait le tournage du Roman, j’ai demandé à Louiza si elle voulait bien m’en donner un tirage, et c’est une image qui ne m’a pas quittée. Louiza évoque le contexte dans lequel elle a pris cette image dans le film, en tout cas en partie. C’est une scène d’attentat, juste après une deuxième déflagration. Louiza a capté ce geste : geste de protection ? J’aime vraiment cette image, qui permet de commencer l’exposition par une interrogation : sur le regard qu’on pose sur les choses, sur ce qu’on est capable de voir, sur les situations où on va détourner le regard, plus globalement sur notre capacité à regarder.

Eva Barois De Caevel : Que penses-tu de l’enjeu, notamment avec cette pièce, que représente le fait de montrer tes films en salle d’exposition ou au cinéma ? Je sais que tu étais très satisfaite de ton expérience à la Kunsthalle de Münster l’année dernière, où le Roman était présenté sous la forme d’une installation comme il le sera au Frac, et dans un contexte d’exposition, mais qu’est-ce qui se produit quand tu montres le Roman dans une salle de cinéma ?

Katia Kameli : Il me semble que la manière dont on montre nos films est proche de la manière dont on fait des films. Le film est un dialogue entre l’image et le son, ce qui en fait un médium de l’entre-deux, entre la salle de cinéma et d’autres exclusivement dédiés à l’art contemporain. Par la grammaire de mes montages, qui n’est pas linéaire et ma forme plus cinématographique, je questionne cette lisière qui est de plus en plus poreuse. En tout cas ma pratique de l’image en mouvement est à la lisière de ce qu’on appelle l’art vidéo et le cinéma, cette lisière est de plus en plus poreuse. Ce sont des questions que je me suis posées auparavant, sur d’autres films, d’autres projets, par exemple pour ma dérive à New York 7 Acts of Love in 7 Days of Boredom (2008-2011) j’ai opté pour une installation. Pour Futur (2014), qui reposait sur un processus similaire, produit dans le cadre des Ateliers de la Méditerranée de Marseille-Provence 2013 et qui est devenu un film. Pour le Roman algérien la question s’est posée à partir du moment où j’ai pensé le chapitre 2. J’ai toujours eu envie d’en faire un long métrage. D’une certaine manière, par sa forme actuelle en trois chapitres, c’est déjà pour moi un long métrage, bien que cela ne corresponde pas au format de cinéma traditionnel. Rien que pour des festivals, c’est problématique : sous quelle catégorie l’inscrire, c’est une question qui se pose fréquemment. Mais je suis très heureuse d’avoir pu montrer le Roman aussi bien dans des dispositifs d’exposition qu’en salle et d’avoir constaté que des personnes qui n’étaient pas dans des schémas de pensée traditionnels ont trouvé que ça fonctionnait très bien comme ça. Lors des différentes projections auxquelles j’ai pu assister, et qui ont suscité beaucoup de débats, il y a un retour immédiat qui est toujours très intéressant. Ce que j’aime cependant dans le dispositif d’exposition, comme ce sera le cas au Frac, c’est qu’on peut suivre la narration que j’ai mise en place, mais on n’y est pas contraint, on peut aussi décider de ne pas la suivre, on peut quitter la salle, on peut repenser cette narration physiquement.

Eva Barois De Caevel : Où en es-tu avec le Roman algérien, est-ce que tu envisages une suite ?

Katia Kameli : La situation ne s’y prête pas. Je n’en ai pas terminé avec le Roman, mais là il est impossible d’aller filmer en Algérie et le Hirak est pour ainsi dire en stand-by. La fin du chapitre 3 est délibérément ouverte, c’est un moment de poésie porté par une nouvelle génération. Il y a aussi cette question de faire des trois chapitres un long métrage traditionnel, justement, mais si je le montais ainsi, il me faudrait aller refaire des images en Algérie également. Et il faudrait tout réécrire.

Eva Barois De Caevel : Peux-tu me parler maintenant de Stream of Stories, l’installation qui sera présentée au plateau 2 ?

Katia Kameli : Stream of Stories est né d’une conversation avec un anthropologue. Nous parlions d’une œuvre que j’ai réalisée, The Storyteller (2012), où il était question de l’influence de l’Inde au Maghreb. Au détour de la conversation, cet anthropologue m’a demandé si je savais que les Fables de la Fontaine étaient inspirées de contes arabes. Cela m’a vraiment marquée, parce qu’en fait non, je ne le savais pas. Je suis allée chercher dans ma mémoire, j’ai eu des souvenirs de mon enfance, où il fallait réciter ces fables en classe, apprises par cœur. J’ai eu souvenir d’une bonne professeure de lettres, qui nous avait évoqué l’influence d’Ésope mais pas l’influence arabe, cela m’aurait marquée. Alors j’ai entamé des investigations, j’ai découvert le Kalîla wa Dimna et le Pañchatantra, mais aussi de nombreux groupes de recherches sur le sujet, dans le monde entier, et puis les manuscrits originaux conservés à la BNF. Cela me semblait de plus en plus étrange que ces origines arabes ne soient jamais évoquées au cours de notre scolarité, en France, notamment pour un texte si célèbre, si étudié, présent dans tous les manuels. Je me suis aussi procuré une version intégrale des Fables choisies, et, à partir du livret 7, on retrouve cet avertissement tout à fait clair de La Fontaine, dans lequel est mentionné Bidpaï. Je me suis d’autant plus interrogée sur ce monument de la littérature française, pour lequel on va mentionner avec intérêt les inspirations grecques mais pas les inspirations orientales. Je me suis aussi demandé pourquoi on ne parlait pas plus de la traduction, et de ce qu’elle signifiait, au cours de nos études. Stream of Stories, ça a été un an de lecture, d’accumulation, de recherche. Je pensais et voulais en faire un film qui traverserait l’Inde, l’Iran, le Maghreb… Finalement, c’est devenu une installation lorsque Élise Atangana est venue me rendre visite à l’atelier alors qu’elle préparait une exposition en Suède à laquelle elle m’invitait à participer (Entry Prohibited to Foreigners, centre d’art Havremagasinet, Boden, 2015). J’avais déjà accumulé tellement de matière, je me suis mise à réfléchir à des formes qui pourraient aboutir plus rapidement, des idées issues de mon projet de film qui ont pu s’incarner dans une installation en chapitres. C’est comme ça que la série d’entretiens (qu’on retrouve notamment dans le chapitre 5 qui sera présenté au Frac) a commencé.
L’idée était de vraiment reprendre la forme du Kalîla wa Dimna, avec son récit cadre, de reprendre des fables et de les faire interpréter dans les pays que ces fables avaient traversés, de voir comment des spécialistes, des scientifiques, nous mèneraient vers des séquences de fiction. Ces narrateurs, que moi je pourrais capter sous l’angle et avec les codes du documentaire, comme je sais le faire, mimeraient dans la structure du film le rôle des narrateurs du texte ancestral. Et puis au-delà de ces entretiens, il y a eu l’idée de fabriquer des masques, puis le travail de recherche sur l’iconographie des fables, et sur le texte, puis plus précisément sur une première fable, la Tortue et les deux canards, qui se prêtait bien à la comparaison des versions, avec trois versions assez proches. La première installation en Suède était plutôt pensée comme un cabinet de curiosités. Puis il y a eu d’autres invitations et le travail s’est poursuivi. Avec What language do you speak stranger ? à The Mosaic Rooms à Londres, avec Tous, des sangs-mêlés au Mac Val, avec Stream of Stories, chapter 3 au CCA à Glasgow, où j’ai mené, avec un groupe d’étudiants, une interprétation théâtrale ou du moins performée de la pièce, puis au Frac Île-de France, où nous avons réalisé un workshop de fabrication de marionnettes et puis à la Biennale de Rennes, qui a été un moment important, avec une proposition que je souhaitais davantage liée au contexte et qui s’est incarnée dans la découverte d’un traducteur des Fables de la Fontaine en breton. La question du narrateur est revenue et a évolué par ce biais, notamment grâce à ma collaboration avec la comédienne Clara Chabalier (qui joue dans les deux chapitres qui sont présentés au Frac). La question de la traduction est devenue très importante.
Pour le chapitre 5, nous nous sommes intéressées au premier traducteur, Bourzouyeh, celui qui a été chercher ce traité politique rédigé à la cour du rajah, où il a passé des années pour rapporter une transcription et une traduction perses au roi Anouchriwan. À son retour, il a demandé non pas des droits d’auteur, mais sa place d’auteur : qu’un chapitre, qu’une introduction lui soient consacrés. Les questionnements de Bourzouyeh, dans cette sorte de préface, sont de passionnants questionnements d’auteur·trice, de créateur·trice : ce qu’est un·e traducteur·trice.

Katia Kameli, Stream of Stories - chap. 5, 2018.
Vidéo HD, 34 min.
© Katia Kameli, ADAGP, Paris, 2021. Vue de l’exposition au Phakt - Centre culturel Colombier dans le cadre de la biennale les Ateliers de Rennes en 2018. Crédit photo : Aurélien Mole.


Eva Barois De Caevel : Comme pour le Roman algérien, tes lectures sont essentielles dans ce travail aussi, et cela participe de la forme…

Katia Kameli : C’est vrai que toutes les formes autour desquelles gravite Stream of Stories sont très liées au papier. Mais le livre, c’est si important pour moi, c’est grâce au livre qu’on s’élève, en tout cas c’est vrai pour moi. C’est un support qui m’a aidée à valider mes intuitions, c’est quelque chose sur quoi l’on peut se reposer. Stream of Stories mêle plein de formes qui m’intéressent. Les sérigraphies, les iconographies, les fac-similés, tout cela tourne autour du livre, de la traduction, du rapport entre l’original et la copie. Ce sont des questions qu’on se pose en tant qu’artiste, il n’y a jamais vraiment d’original selon moi, on ne fait que réinterpréter ce qui nous a nourris et c’est une bonne chose, c’est une posture que je revendique en tant qu’artiste. C’est en cela que je dis parfois que mon positionnement rejoint celui du/de la traducteur·trice.

Eva Barois De Caevel : J’ai tendance à trouver compliquée et galvaudée la posture d’artiste chercheur·se et surtout la propension de l’art contemporain à incorporer un peu superficiellement tout ce qui se fait dans d’autres champs. Qu’est-ce que tu en penses ?

Katia Kameli : Je me retrouve parfois classée dans cette catégorie. Je dirais, en ce qui me concerne, que l’art m’a toujours semblé relever de la recherche, mais de la manière dont je l’évoquais auparavant, en considérant que le/la traducteur·trice est aussi un·e chercheur·se. J’ai d’ailleurs pensé cela bien avant de faire autant de recherche au sens strict. Sans faire le rat de bibliothèque, les choses ne viennent pas de nulle part, même malgré nous, les formes ne viennent jamais de rien, tout est intertexte.

Eva Barois De Caevel : J’aime beaucoup la dimension ludique qu’on retrouve finalement assez souvent dans tes formes, mais aussi dans ta façon de réfléchir à ton travail. C’est présent dans tes photographies, beaucoup dans Stream of Stories (dans le collage, le détourage, les marionnettes, etc.), dans ton travail sur le raï, et tu as souvent eu des suggestions formelles plutôt malicieuses (notamment ce moment où nous avons pensé à produire un passe-tête) alors qu’on travaillait sur cette exposition. Nous avons aussi souvent discuté de l’enfance et du « jeune public », et de nos filles, qui visiteraient l’exposition…

Katia Kameli : C’est vrai que nous avons évoqué beaucoup de pistes en ce sens pour cette exposition, même si elles ne se sont pas forcément réalisées, notamment pour des raisons de moyens. C’est vrai que j’aime bien aller voir des expositions avec ma fille, j’aime son regard, je le trouve très intéressant, c’est vrai aussi que mon travail s’attache au point de vue, à la manière dont on regarde les choses, et l’enfance est un point de vue qui a toujours beaucoup de sens pour moi. Peut-être est-ce aussi lié à ce besoin chez moi, toujours, de rester « abordable », sans être didactique, de donner différents degrés de lecture, de proposer des pièces lisibles, sans codes. Je ne veux pas m’adresser uniquement à un·e certain·e spectateur·trice.

Eva Barois De Caevel : Que va-t-il advenir de Stream of Stories après ce chapitre 6 tourné à Rabat et cette nouvelle version de l’installation qui sera présentée au Frac ?

Katia Kameli : Actuellement je travaille à une adaptation théâtrale avec Clara Chabalier. On change de territoire et ça m’excite beaucoup. Il y aura du film dans notre proposition, mais cela m’intéresse vraiment d’expérimenter un nouveau territoire avec ce projet-là. Clara est metteuse en scène et actrice, je serai scénographe et réalisatrice, vont également travailler avec nous la compositrice Aurélie Sfez et l’autrice Chloé Delaume. Elles vont proposer des versions contemporaines des fables, des réécritures. C’est un projet qui est vraiment en train de se concrétiser, nous sommes soutenues par le programme New Settings de la fondation Hermès, le théâtre de Vitry et la MC 93 et nous en sommes enchantées. Depuis que j’ai commencé à travailler sur Stream of Stories, ce qui me frappe c’est sa capacité à rassembler.

Eva Barois De Caevel : Oui, c’est aussi pourquoi je trouve que c’est une pièce fantastique à présenter dans un Frac, un lieu qui a des missions spécifiques et qui reçoit vraiment un public varié. Que penses-tu de l’inscription de ton exposition dans la Saison Africa2020, une Saison panafricaine, et dans le Focus Femmes souhaité par sa commissaire générale ?

Katia Kameli : L’Algérie fait bien partie d’un énorme continent qui s’appelle l’Afrique. J’ai l’impression que les projets qui concernent le Maghreb sont souvent minoritaires dans les propositions qui mettent en avant l’Afrique en Europe. C’est un continent maltraité et un continent d’avenir par sa population. Par son histoire, il sera toujours lié à l’Europe, mais c’est un continent qui est en train de trouver son espace de liberté, et d’écrire et de réécrire son histoire. Je trouve toujours étonnantes les diversités de perceptions du noir et du blanc en France dès qu’il s’agit d’Africain·e·s blanc·che·s comme les Maghrébin·e·s. C’est donc important de donner une place à ces questions dans une Saison panafricaine.

Eva Barois De Caevel : Oui, on s’attend toujours à voir des Noir·e·s dans la culture lorsqu’on voit le mot Afrique en France (quand ce n’est pas une demande expresse), et par ailleurs on subit différemment, qu’on soit noir·e·s ou maghrébin·e·s, le racisme, et c’est le cas aussi pour le racisme dans les institutions culturelles en France. J’aimerais bien terminer en évoquant un tout autre travail que tu mènes, qui ne sera pas présenté dans l’exposition mais qu’une rencontre avec Jean-Paul Ponthot le 16 juin 2021 va permettre de partager avec le public, c’est ton travail sur le raï. Je trouve très frappant que selon l’origine géographique des productions culturelles, notamment jugées alternatives, le milieu universitaire occidental les traite très différemment, les valorise ou les exhume ou au contraire les ignore complètement. C’est une chose que tu pointes avec tes œuvres sur le raï.

Katia Kameli : Mon anthologie du raï et Ya rayi ! sont des pièces que j’affectionne : il s’agit d’une conférence écoutée et d’un film sur la musique raï, une musique qui m’a toujours intéressée notamment parce qu’elle a plus d’un siècle, elle a traversé l’histoire de l’Algérie, mais aussi parce qu’elle a réussi à sortir de ses frontières. Le raï transporte une mixité musicale, traite de questions politiques et sociales et de sujets qui sont inabordables dans la société algérienne. Avec Mon anthologie, l’idée était de déconstruire, en Europe, une sorte d’archétype de ce que serait le raï, une musique de la fin des années 1980-1990, qu’on écoute de manière un peu orientaliste alors qu’elle est beaucoup plus complexe que ça. Il y a plein de phases musicales dans le raï, qui sont à faire découvrir, il faut vraiment l’appréhender comme une musique underground, une musique punk, liée aux cabarets, à la nuit. Tout ce qui est Auto-Tune aujourd’hui, ce qu’écoutent les ados, ça vient de là !